« Conan Doyle retrouve ses esprits »

Un spectre hante le monde, dirait l’autre, celui de Sherlock Holmes. « L’autre », c’est Marx, évidemment, qui faisait allusion au Hamlet de Shakespeare, autorisant par là bien des réemplois, plus ou moins bien intentionnés de ses propres mots. Pas pour Sherlock Holmes ? Et pourquoi pas ? Ils furent contemporains, et, comme on sait, concitoyens. Plusieurs auteurs se sont plu à imaginer des rencontres entre eux. Une société à peine secrète, les Baker Street Irrégulars rassemble d’ailleurs les auteurs qui ont ajouté un peu de vie à la créature de Conan Doyle en comblant les trous de sa biographie, quitte à lui faire rencontrer les plus illustres de ses contemporains, Marx, (Karl, mais aussi Groucho), Einstein, Churchill, Freud, mais aussi Jack l’Éventreur ou d’autres, aussi fictifs que lui, comme Dorian Gray.

Un récent recueil (1) rassemble quelques-unes de ces aventures apocryphes mais plausibles. Celle que propose Fabrice Bourland est tout aussi admissible si l’on tient compte de la forte implication de Conan Doyle dans le spiritisme. On sait que l’auteur avait éliminé son personnage en 1893 dans le Dernier Problème, en le précipitant dans les chutes de Reichenbach, en Suisse, entraînant dans la mort Moriarty, le « Napoléon du crime ». Officiellement, il agissait ainsi pour se consacrer pleinement à la littérature sérieuse, des romans historiques quelque peu oubliés mais non sans charme, tels que la Compagnie blanche ou Sir Nigel, et ne l’aurait « ressuscité » que devant le désespoir de ses lecteurs. C’est une tout autre hypothèse que défend l’auteur du Fantôme de Baker Street. Jusqu’en 1930, l’adresse célèbre, 221b, est totalement imaginaire. Mais en modifiant la nomenclature des rues, les autorités londoniennes ont rattaché Upper Baker Street à l’ancienne rue du même nom, qui, prolongée, se trouve abriter désormais une bien réelle maison numérotée 221b. Et là se déroulent d’étranges phénomènes. Rien de bien étonnant pour ceux à qui esprits frappeurs, médiums et ectoplasmes sont familiers. Beaucoup de pain sur la planche, en revanche, pour Andrew Singleton et James Trelawney, deux Américains positivistes qui ont décidé de devenir détectives privés sur les lieux mêmes des exploits holmésiens, en appliquant les mêmes méthodes scientifiques et rationnelles.

Aussi dissemblables que Holmes et Watson, les deux jeunes gens, agissant à la demande de la veuve de l’écrivain, doivent démonter ce qu’elle croit être une supercherie destinée à faire monter le prix de cette vraie fausse « maison de Sherlock Holmes ». En effet, depuis que le 221b Baker Street est une adresse postale valable, un courrier de ministre y arrive, des curieux y viennent en pèlerinage, et des phénomènes paranormaux feraient à coup sûr grimper un peu plus sa cote. Mais c’est une autre partie qu’ils devront jouer, avec des adversaires plus difficiles à battre, puisque, fictifs, ils ne sont « même pas morts » ! Pourtant, il faut se rendre à l’évidence, il n’est pas nécessaire d’avoir été pour « revenir ». Rencontrant étrangement une des thèses de Pierre Bayard (2), l’auteur postule que les personnages tirent de l’énergie mentale que leur consacrent lecteurs, fans et fétichistes de tout poil de quoi subsister dans l’au-delà, et gagnent en consistance en proportion des pensées et émotions qu’ils focalisent. Alors, évidemment, si on leur offre une adresse… Pas si fou, si l’on songe que l’imaginaire littéraire (théâtral, cinématographique, de BD, d’opéra, tout ce qu’on voudra) vit avec une puissance née de l’investissement psychique de leurs auteurs et lecteurs, et que chacun peut rêver à sa manière. Dans le roman, le danger (et Conan Doyle l’avait pressenti en liquidant sa créature) vient du fait que Sherlock Holmes communique involontairement ce rayonnement à des collègues moins bien intentionnés, Jack l’Éventreur, Mr Hyde ou Dracula. Le voilà placé devant un choix shakespearien, non-être ou ne pas non-être. Là est la question qui, grâce à la virtuosité de l’auteur, se résoudra de surprenante manière dans les allées du cimetière de Highgate. Où par parenthèse, se trouve, toujours fleurie, la tombe… de Karl Marx. L’au-delà est petit.

(1) Sherlock Homes dans tous ses états, Rivages poche.

(2) Voir ci-dessus.

Par Alain Nicolas, L’Humanité du 17 janvier 2008