Malgré les certitudes du préfet de la police parisienne et des autorités, la fin tragique de Gérard de Nerval laisse planer bien des doutes. Retrouvé pendu aux barreaux d’une grille dans la sordide rue de la Vieille-Lanterne, le poète français s’est-il suicidé dans un moment de folie ou a-t-il été assassiné ? Sollicités par un proche de la victime, le chevalier Charles Auguste Dupin et son ami américain enquêtent sur les circonstances de cette mort suspecte. Une momie égyptienne, une secte d’illuminés du XVIIIe siècle, un daguerréotype, un corbeau solitaire… Quelques indices suffiront à l’esprit acéré du célèbre détective pour les conduire sur le chemin d’une vérité étonnante, qui changera à tout jamais le cours de leur existence. Entre jeu littéraire et jeu de l’esprit, Fabrice Bourland fait revivre, en hommage à Edgar Allan Poe, la figure légendaire du chevalier Dupin.
Comment j’ai imaginé cette « dernière enquête »
À l’origine du projet, j’avais l’idée de traiter du mystère de la mort de Gérard de Nerval, le poète français retrouvé pendu au matin du 26 janvier 1855, rue de la Vieille-Lanterne, dans le quartier du Châtelet à Paris. Même s’il était probable que Gérard s’était suicidé, la rumeur avait enflé les jours suivant sa mort qu’il avait pu être assassiné par un des nombreux brigands qui arpentaient ce lieu mal famé.

Mon intention était d’utiliser le personnage du chevalier Dupin, inventé par Edgar Allan Poe. Dans les trois nouvelles de l’auteur américain mettant en scène Dupin (Le Double Assassinat dans la rue morgue, La Lettre volée et Le Meurtre de Marie Roget), les intrigues se situaient dans les années 1830. En conséquence, en 1855, du point de vue de la vraisemblance chronologique, le chevalier Dupin était tout à fait en mesure de tenter de débrouiller l’énigme.
Pour mener à bien mon idée, je me suis plongé d’un côté dans les biographies de Nerval, en particulier celle d’Aristide Marie (1914), introuvable aujourd’hui mais qui reste l’une des plus complètes jamais écrites, et, de l’autre, dans celles de Poe. Car, pour utiliser au mieux le personnage de Dupin, après avoir relu intégralement le corpus « dupinien », il me semblait indispensable de bien comprendre la place qu’occupait ce personnage de fiction dans la vie et l’œuvre de l’écrivain.

Or, en explorant les biographies respectives de chacun, je me suis très vite rendu compte que Nerval et Poe avaient connu une fin en de nombreux points similaires. Les derniers jours de Nerval étaient marqués du sceau de la folie, le poète traversant une de ces nombreuses crises qui avaient émaillé son existence psychique : il se croyait poursuivi par un double, ce fameux ferouër des légendes dont le thème revenait de manière récurrente dans son texte ultime, Aurélia.
Pour Edgar Poe, lui aussi la thèse de l’assassinat avait été retenue par certains de ses proches (c’est même à présent la version unanimement retenue par les historiens) : en octobre 1849, alors que, arrivant de Richmond en Virginie pour se rendre à Philadelphie en Pennsylvanie, il a débarqué à Baltimore, où la campagne pour l’élection d’un représentant de l’État du Maryland au Congrès battait son plein. L’hypothèse la plus probable est que Poe a été violenté par l’une des bandes organisées d’agents électoraux qui parcouraient la ville pour aborder les passants isolés et les rabattre vers les bureaux de vote. Laissé agonisant sur le trottoir, son corps a été transféré au Washington College Hospital, où il a passé trois jours et trois nuits à délirer. Mais si la mort de Poe a été provoquée par cet incident malheureux, il n’en reste pas moins que les derniers mois de son existence ont été marqués, comme pour Nerval, par une espèce d’état paranoïaque où il se croyait sans cesse poursuivi par une sorte de double qui en voulait à sa vie.

Autre point commun, le destin de leur tombeau respectif : en février 1875, le tombeau de Nerval a été rouvert pour y placer le corps d’un malheureux, un certain Colligny (que j’ai appelé Laurent dans mon récit, pour en faire l’alter ego anagrammatique de Nerval), qui n’avait pas le sou pour se payer une sépulture digne de ce nom. Nerval, hanté toute sa vie par le thème du double avait donc dû partager sa tombe avec un autre individu. Totalement surréaliste !
Pour Poe, quelque temps après son inhumation, son sépulcre avait été détruit par le déraillement d’un train dont la voie longeait l’enceinte du cimetière, et la locomotive était venue culbuter la pierre tombale. Aussi, durant 26 ans, jusqu’à l’érection d’un nouveau monument en granit, il n’était resté sur la tombe de l’écrivain qu’un vulgaire bloc de grès portant le numéro 80 (le fait est mentionné par Georges Walter à la page 37 de sa monumentale Enquête sur Edgar Allan Poe, chez Phébus).

Mais je n’étais pas au bout de mes surprises. Dans la bio d’Aristide Marie sur Nerval, j’appris que parmi les premières personnes à avoir vu le corps du poète français au matin du 26 janvier 1855 figurait un Dr Pau qui faisait justement son service de garde à l’Hôtel de Ville. Comment l’écrivain que je suis ne pouvait-il pas entendre « Poe » à la place de « Pau » ?
Enfin, en lisant Le Retour du chevalier Dupin de Michael Harrison (10/18 n° 2083), l’un des rares pastiches du personnage de Poe ayant été écrit, quelle ne fut pas ma surprise de constater que l’auteur avait octroyé un nom au fameux narrateur, lequel narrateur n’avait jamais été baptisé par Edgar Poe dans l’un de ses trois récits. Or, le nom donné par Mr Harrison était loin d’être anodin : Randolph Carter !

En reprenant à mon compte ce nom de baptême pour le personnage du narrateur, je pouvais donc faire une jonction entre Nerval, Poe et Lovecraft. Du reste, le Randolph Carter de Lovecraft n’était pas sans point commun avec les thématiques nervaliennes. La partie « La clé d’argent » des Démons et Merveilles (10/18 n° 72) ne commençait-elle pas par ces quelques mots : « À trente ans, Randolph Carter perdit la clé de la porte des rêves » ? On dirait du pur Nerval !
J’avais donc toutes les cartes en main pour imaginer une histoire où tous ces écrivains et leurs doubles pouvaient interférer dans la vie les uns des autres.