La Dernière Enquête du chevalier Dupin (extrait)

Peut-être connais-tu Paris, mon cher lecteur, pour l’avoir visitée récemment ; si tel n’est pas le cas, du moins peux-tu aisément te représenter la capitale de la France à travers les gravures ou les nombreuses photographies qui ont envahi les boutiques de notre continent ces dernières années : la vaste perspective de l’avenue de l’Opéra, les grands boulevards, la nouvelle place du Châtelet…

Néanmoins, sache qu’aucune cité n’a subi autant de bouleversements et de transformations que Paris en l’espace de quelques lustres. La forme d’une ville change plus vite que le cœur d’un mortel. Comme cela est vrai ! Mais comme cela est vrai surtout pour Paris !…

Lorsque j’arrivai pour la première fois dans cette ville en 1831, sous le règne d’un nouveau roi, la ville que je découvris n’était guère éloignée de celle qui faisait le décor de mes rêveries, à Richmond ou à Baltimore. Le Paris d’Henri IV et de Boileau, le Paris de Voltaire et de Crébillon, le Paris de Cyrano de Bergerac et celui de Richelieu, toutes ces cités mi-réelles mi-imaginaires, construites à partir des œuvres françaises que j’avais dévorées dans ma prime jeunesse, étaient là, devant moi. Et durant les vingt-quatre années que je passai à vivre entre deux mondes, mon cœur balançant entre l’Amérique et la vieille Europe sans jamais parvenir à déterminer son choix, je retrouvais Paris, — après l’avoir quittée parfois depuis des mois, — toujours identique à elle-même, portant sur son corps de pierre la beauté éternelle de tous les siècles passés.

Et jusqu’en 1855, date de notre affaire, Paris n’avait encore pratiquement pas changé.

Par malheur, à partir de la fin des années 1850, l’Empereur Napoléon III conçut pour sa ville le pharaonique projet d’en faire la capitale du XIXe siècle, et ce faisant les urbanistes du baron Haussmann s’en donnèrent à cœur joie. Des quartiers entiers furent démolis, des rues nouvelles percées, des immeubles bâtis — tous sur le même modèle, — des promenades plantées, des rivières asséchées, d’autres inventées, des étangs artificiels creusés, tout cela pour faire place en maints endroits à la ville nouvelle que tu connais, mais qui, pour moi, évoque une ancienne maîtresse que l’on retrouve après une longue absence, la taille avachie et les traits déformés.

La rue de la Vieille-Lanterne, comme la rue Dunot, comme la rue Morgue, n’existent plus aujourd’hui. Ont-t-elles rejoint le paradis ou l’enfer des noms tombés dans l’oubli, lieux qu’aucun plan de ville ne mentionnera plus jamais ? Pas sûr. La rue Morgue, — à l’origine un misérable passage reliant la rue Richelieu à la rue Saint-Roch, — restera longtemps attachée au souvenir du crime hideux qui s’y est déroulé. De même, encore longtemps, dans les conversations au coin du feu, quelqu’un chuchotera le nom de la rue de la Vieille-Lanterne, parce qu’il se souviendra qu’une nuit blême et froide de janvier 1855 un meurtre y fut perpétré, et de la plus abominable manière. C’est à se demander si quelques génies des lieux ne seraient point mêlés à ces actes barbares, car chacun sait, les vivants comme les morts, que c’est en marquant la mémoire du peuple que l’on gagne sa place sur les tablettes de l’Histoire.

(Entame du chapitre III)
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