Le Diable du Crystal Palace (extrait)

Lorsque James poussa entièrement le battant, le spectacle qui s’offrait à la vue était des plus cocasses.

Le professeur, qui n’avait pas pris la peine d’échanger sa chemise de nuit et son bonnet à pompon contre des habits plus adéquats, virevoltait comme une bayadère, pantoufles aux pieds et bésicles sur le nez, autour de la table de dissection où la créature était étendue.

Derrière lui, sur une tablette gainée de moleskine, un gramophone, dont le coffre en chêne s’ornait de motifs végétaux et de coquilles Saint-Jacques, chevrotait Le Lac des cygnes de Tchaïkovski. Avec le boîtier photographique à plaques qui se dressait non loin, en haut de son trépied, l’appareil acoustique était un des rares témoins de la technologie moderne dans les appartements du vieux savant. Et encore, il s’agissait d’un modèle à pavillon comme il ne s’en faisait plus depuis près de dix ans.

— Avancez donc, mes braves ! Avancez !

À peine fûmes-nous entrés que le professeur voleta jusqu’au gramophone, replaça le bras de lecture à un endroit déterminé sur le disque de cire, puis donna quelques tours de manivelle. Le moderato du deuxième acte redémarra en grésillant.

— Vous voyez, je le bichonne notre ami, s’exclama-t-il en pointant du doigt la dépouille.

De l’autre côté de la salle, sous l’une des deux fenêtres, reposait au sol un grand caisson en bois, haut et large de cinq pieds, long de sept. En m’approchant, je remarquai qu’il y avait, à l’intérieur de ce premier caisson, un second, plus petit, de la taille d’un cercueil en métal émaillé dont le couvercle était fermé. Le caisson en bois disposait lui aussi d’un couvercle amovible, mais il était rabattu sur le côté.

— Oh, oh ! Vous admirez ma glacière. Je ne me suis pas encore décidé à investir dans une machine frigorifique à compresseur. Mais dans les prochaines semaines, je vais revoir la question.

— Une glacière ? répétai-je sous le coup de l’étonnement.

— L’espace vide entre les deux coffres sera dès demain rempli jusqu’au ras bord de gros pains de glace. Le but de cet encombrant dispositif est d’entretenir le froid et de conserver le plus longtemps possible ce qui sera contenu dans le sarcophage en métal.

— Justement. Qu’avez-vous l’intention d’y mettre, professeur ?

— Cela ne tombe-t-il pas sous le sens ? Mais l’hominidé, bien sûr ! Je suis en affaire depuis plusieurs années avec le chef d’équipe d’une usine à glace, à Camden Town, qui alimente toutes les brasseries du nord de Londres. Contre une rétribution conséquente, il accepte de faire congeler, à l’heure de fermeture de la fabrique, certains de mes spécimens zoologiques uniques dont j’ai besoin de préserver l’intégrité. Pour celui-ci, je gage qu’il me faudra débourser beaucoup plus. Et aussi agir avec circonspection.

— Quoi ? Vous voulez donc le réfrigérer ?

— Les premiers signes de putréfaction ne vont pas tarder à se manifester, Mr Trelawney. D’ici quarante-huit heures à l’estime. Or, il n’est pas question de laisser ce drille partir en capilotade. Quand j’aurai pratiqué l’autopsie, je remettrai tout en place, et, au froid dans son glaçon, notre homme fossile sera beau comme un pape. Après, je verrai ce qu’il convient de faire : l’embaumer ou le naturaliser.

Derrière nous, la clarinette de l’orchestre toussotait sous l’aiguille fatiguée du phonographe.

(Entame du chapitre XI intitulé « Une séance peu ragoûtante »)
© 10/18