Il était à peine plus de onze heures trente quand le taxi nous déposa sur Commercial Road, au niveau de Bromley Street. C’était la première fois, en trois mois de résidence dans la cité anglaise, que nous pénétrions aussi loin dans ce qu’il était convenu d’appeler les coulisses du décor. Jusqu’à présent, nos pérégrinations vers l’est s’étaient paresseusement bornées à Houndsditch et Bishopsgate. Or, en dépassant Aldgate et en filant vers Whitechapel High Street et Commercial Road, quelle ne fut pas notre surprise de découvrir une autre ville, sombre, miséreuse, envoûtante, figée dans la même posture depuis presque deux cents ans ! N’eussent été les quelques automobiles qui circulaient encore à cette heure tardive, rien en effet ne permettait d’établir avec certitude que nous nous trouvions toujours en 1932. Des réverbères malingres et trop espacés n’éclairaient l’avenue que de place en place, laissant croupir entre eux de longues plages de nuit où une légion de démons auraient pu se tapir sans risquer d’être vus.
C’était donc là que survivaient les millions de pauvres de Londres, ceux que les élites, au fil du temps, avaient chassé des beaux quartiers de l’ouest et du centre. À Whitechapel et à Limehouse, ceux qui avaient de la chance travaillaient dur pour pouvoir se payer un abri et nourrir leur famille. Pour les autres, c’est-à-dire la multitude, on vivait d’expédients, on mendiait, on tapinait, on détroussait son voisin, et surtout on buvait, du vin épais et de mauvais alcools, à s’en rompre le crâne, afin d’oublier une vie d’indigence, sans plaisir et sans amour.
C’était dans ces mêmes rues que Jack l’Éventreur avait commis sa série de crimes à jamais impunis. C’était ces mêmes hommes et ces mêmes femmes, habillés des mêmes frusques, qui, à cause de lui, avaient connu la peur durant de si longues semaines. C’était dans la chair de ces mêmes filles de joie — et surtout de désespoir —, qui chantonnaient au coin des rues avec leur caractéristique accent cockney, que l’arme du tueur avait si souvent mordu.
Et voilà que, quarante-quatre ans après, le petit peuple de Whitechapel revivait le même cauchemar ! À croire que le mauvais sort ne voulait plus desserrer les mâchoires sur ces proies trop faciles.
Devant le spectacle d’un monde hors du temps, tourmenté par un passé fait de sang et de douleur, nous restâmes plusieurs minutes sans bouger, perdus sur ce trottoir sud de Commercial Road, ne sachant où aller. James, le premier, rompit le silence.
« Ratcliffe Street ! dit-il en désignant une petite rue obscure qui s’enfonçait en direction de la Tamise. Je crois que c’est par là. Si je me souviens bien, d’après le Reynold’s Shilling Map, Narrow Street se trouve plus bas, près du fleuve, après avoir passé Brook Street et Butcher Row. »
À ce nom de Ratcliffe, les souvenirs de lecture affluèrent encore et encore dans mon cerveau comme des nappes de brouillard glacées. Sans doute, cette rue dans laquelle nous étions en train de nous engager n’était-elle pas très éloignée de cette Ratcliffe Highway que Thomas De Quincey avait longuement décrite. Là, au numéro 29 si je ne m’abuse, s’était produit durant l’hiver 1812, c’est-à-dire deux générations avant les abominations de Jack the Ripper, une effroyable tuerie qui avait marqué de manière impérissable la mémoire des habitants de l’East End. C’était dans Ratcliffe Highway que John Williams, assassin à la folie méticuleuse et aux instincts sauvages, qui n’en était visiblement pas à son coup d’essai, s’était introduit durant la nuit dans le logis de la famille Marr et l’avait décimée en l’espace de quelques minutes.
Point de doute, James et moi nous trouvions à proximité de l’une des entrées qui mènent aux enfers.
À mesure que l’on approchait des wharfs, l’atmosphère se chargeait de relents d’algues et de marées. Enfin, au bout de dix minutes de marche à travers une enfilade de ruelles plus lugubres et mal éclairées les unes que les autres, nous débouchâmes dans Narrow Street.
Les lieux ne me disaient vraiment rien qui vaille, et, au fond de moi, je commençais à regretter de nous être fourrés dans un pareil traquenard. Dans le confort douillet d’un salon ou le silence marmoréen d’une salle de lecture, il est assez aisé d’échafauder des hypothèses insensées. Mais, en pleine nuit, dans une rue obscure et venteuse coincée entre les faubourgs de Shadwell, Whitechapel et Limehouse, c’était une autre paire de manches. Si seulement j’avais été certain que ma théorie serait contredite par la réalité, au moins j’aurais avancé le cœur plus léger. Mais non, je m’étais mis ces idées stupides dans le crâne !
(Entame du chapitre XII intitulé « Une nuit dans l′East End »)
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