Les Portes du sommeil (extrait)

Nous approchions de la fin du mois d’octobre, et, sous un soleil prodigue, les températures continuaient à se montrer très douces.

Je n’avais aucun itinéraire précis, aucun plan préétabli. Mon unique intention était de marcher, longtemps, très longtemps, me contentant d’aller où l’humeur me portait, l’esprit entièrement disponible au hasard, quelle que fût la forme sous laquelle il se présenterait. J’aimais me livrer aux joies et aux bienfaits de la marche automatique. Au bout d’un certain temps passé à déambuler sans but à travers les rues, tout se passait comme si un sens supplémentaire se développait en nous, qui nous permettait d’appréhender la réalité d’une manière différente, de révéler des relations insoupçonnées entre les choses, de créer des rapports spatio-temporels irrecevables pour la raison cartésienne. Qui sait si, dans cet état d’esprit, je ne pourrais pas, hors du sommeil, rétablir le lien avec mon inconnue du steamer ?

D’abord, après avoir salué la tour Saint-Jacques et enjambé les deux bras de la Seine, nous vadrouillâmes le long du boulevard Saint-Michel. À l’étal d’une des nombreuses librairies occultistes du quartier, je vis trôner une édition de La Clef de la magie noire de Stanislas de Guaïta et du fameux Les Incubes et les Succubes de Jules Delassus ; je fis l’achat des deux volumes qui rejoignirent Aurélia et Nadja au fond de ma musette. Ensuite, après avoir traversé le jardin du Luxembourg, noir de monde en ce week-end radieux, nous poursuivîmes jusqu’au boulevard Montparnasse où, sur le coup d’une heure de l’après-midi, répondant à l’avis de mon acolyte aguiché par la promesse d’une rémoulade de fruits de mer « Spécialité maison », nous fîmes halte à la brasserie La Coupole le temps de nous sustenter.

L’idée me traversa, au moment où James attaquait un trio de profiteroles au chocolat accompagné d’une onctueuse crème glacée, de lui confier mes rêves. Puis j’y renonçai aussitôt. L’heure n’était pas aux discours, aussi nécessaires fussent-ils, mais à une plongée dans l’irrationnel, hors du champ de la logique et de l’entendement.

Nous reprîmes notre périple, cette fois en direction des Invalides. James me suivait sans regimber, à la fois amusé de la fantaisie qui me prenait soudainement et ravi de me voir profiter des splendeurs de Paris. Aux terrasses bondées des cafés, les jeunes femmes aux ongles teintés savouraient leur Bloody Mary et leur champagne crémeux en s’amusant des jeunes gens qui les dévisageaient. De loin en loin, sur les étals des kiosquiers, quelques manchettes de journaux titrant sur les contrecoups de l’assassinat du roi de Yougoslavie à Marseille ou les arrêtés antisémites du nouveau Führer du Reich tempéraient à peine l’insouciance qui semblait de mise dans la capitale française.

Je marchais les yeux grands ouverts, avide de ce qui se déroulait autour de moi, tentant de décrypter tous les signes, tous les messages que le réel m’adressait. Je questionnais les écriteaux de la voirie où s’inscrivait le nom des rues empruntées, j’auscultais les slogans des publicités géantes sur les façades des immeubles à la recherche d’un sens caché, j’élaborais de savantes martingales à partir des numéros de bus et de tramways, je prononçais à haute voix le nom des boutiques et des cafés comme s’il se fut agi d’une formule magique, j’interprétais les positions des aiguilles sur le cadran des horloges, je sondais le regard des passantes, fermement convaincu que la vérité se trouvait quelque part, inscrite en lettres de vent dans le livre vivant de la cité moderne.

(Entame du chapitre XIV intitulé « À Vienne qui pourra ! »)
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