« Hollywood Monsters » : contexte historique

La prohibition

Le « Malamute Saloon », le premier bar de Los Angeles à rouvrir après l’abrogation de la Prohibition
Le « Malamute Saloon », le premier bar de Los Angeles à rouvrir après l’abrogation de la Prohibition

À la date où se déroule l’intrigue du roman (décembre 1938), cela fait cinq ans que la « prohibition » (Volstead Act) a été abrogée par Franklin Delano Roosevelt. Si, du fait de cette mesure, le crime organisé a perdu une part importante de ses revenus liés au trafic d’alcool, il s’est abondamment recyclé dans le commerce de la drogue et la prostitution. À Los Angeles, et à Hollywood en particulier, ville du péché et capitale mondiale du sexe, grouille toute une faune de malfrats, de trafiquants et de proxénètes.

L’eugénisme

Les États-Unis sont à la pointe, depuis le début du siècle, d’une virulente propagande eugéniste. Sous l’impulsion de richissimes philanthropes et de scientifiques tels que Charles Davenport et Harry H. Laughlin, ces thèses se concrétisent par l’adoption de lois sur la stérilisation, tout d’abord dans l’Indiana en 1907, puis dans une trentaine d’États de l’Union. Ces lois, prônant la stérilisation des anormaux, des arriérés mentaux, mais aussi des fous, des épileptiques, des schizophrènes et des criminels, ont servi de modèle au régime nazi pour l’établissement de leur propre législation. En effet, la loi allemande du 14 juillet 1933, entrée en application le 1er janvier 1934, est calquée sur le modèle que Laughlin a élaboré. En témoignage de reconnaissance, le régime nazi a quelques mois plus tard nommé celui-ci docteur honoris causa de l’université de Heidelberg.

La Station pour l'étude expérimentale de l'évolution, à Cold- Spring Harbor, près de New York
La Station pour l’étude expérimentale de l’évolution, à Cold Spring Harbor, près de New York

La Californie, entrée dans la danse en 1909, est l’État américain dont les organisations eugénistes ont les relations les plus étroites avec les autorités hitlériennes. À partir des années 1930, on y observe une multiplication des vasectomies et salpingectomie, pilotée par la Human Betterment Foundation (« Fondation pour l’Amélioration de la Race », sise au 321 Pacific Southwest Building, à Pasadena). À titre de comparaison, les eugénistes américains ont déjà stérilisés 15 000 individus au moment de la prise de pouvoir des nazis au Reichstag.
L’une des règles d’or de la politique eugéniste est qu’à partir de trois lignées de « dégénérés » au sein d’une même famille, il est urgent de stériliser (voir ici le film Tomorrow’s Children de Crane Wilbur, Bryan Foy Productions, sorti en juillet 1934). À noter que le Massachusetts (qui a pour capitale Boston, ville de naissance de Trelawney et lieu où ce dernier rencontre Singleton entre 1928 et 1931) n’a pas voté de loi eugéniste. En 1935, seuls dix-huit États ne l’avaient pas encore fait. De même, la Nouvelle-Écosse, au Canada (province d’origine de Singleton), n’a pas instauré de législation eugéniste, contrairement aux provinces de l’Alberta et de la Colombie-Britannique.

Les « freaks »

Dreamland Circus, l'une des attractions les plus célèbres du parc de Coney Island
Dreamland Circus, l’une des attractions les plus célèbres du parc de Coney Island

Alors que l’idéologie eugéniste triomphe aux États-Unis, les « freaks » — autrement dit les « phénomènes de foires », êtres humains monstrueux ou anormaux, popularisés par le film éponyme de Tod Browning (1932) —, y sont exhibés quotidiennement dans le cadre de spectacles intitulés « freak shows » (ou « sideshows » quand ils font partie intégrante d’un cirque ou d’un parc de loisirs). Ces exhibitions se développent sur tout le Nouveau Continent (les plus célèbres ont lieu au Luna Park de Coney Island, à New York) et ont un succès considérable auprès du grand public.
Il est à noter que le goût pour les « monstres humains » ne naît pas en ce XXe siècle mais remonte à la plus lointaine antiquité. Les Grecs ont déifié les hermaphrodites, les androgynes ou les cyclopes. Les Romains, quant à eux, n’étaient pas en reste : le dictateur Sylla, au Ier siècle avant notre ère, recherchait avec passion nains, bossus, infirmes et êtres difformes qu’il faisait assembler en un gigantesque harem.

Les studios Universal

Olga Baclanova, une actrice à la beauté sulfureuse, sorte de Madonna de la fin des années vingt. Pour le sex-appeal, en tout cas…
Olga Baclanova, une actrice à la beauté sulfureuse, sorte de Madonna de la fin des années vingt. Pour le sex-appeal, en tout cas…

L’adaptation cinématographique de L’Homme qui rit par Paul Leni en 1928, d’après l’œuvre de Hugo, est un énorme succès pour Universal Pictures. Après celui de Notre-Dame de Paris (1923) et du Fantôme de l’opéra, d’après Gaston Leroux (1925), ces studios vont se lancer au début des années trente dans l’adaptation d’un grand nombre de valeurs sûres de la littérature fantastique.
À noter que le rôle de Gwynplaine, tenu par Conrad Veigt, avait initialement été proposé à Lon Chaney. On retrouvera d’autre part l’actrice Olga Baclanova dans le film Freaks de Tod Browning en 1932, où elle joue le personnage de la fatale acrobate.
L’Homme qui rit met en lumière l’activité néfaste des « Comprachicos », association de parias dont la spécialité, au cours du XVIIe siècle, a été la fabrication de monstres humains pour l’amusement et le bon plaisir de divers roitelets d’Europe. Dans le roman de Hugo, le Dr Hardquanonne est la figure emblématique de cette confrérie : c’est lui qui dévisage le jeune Gwynplaine, exécutant sur lui la terrible opération de la « bucca fissa », qui fige la victime dans un semblant de rire perpétuel.

Logo Universal Pictures au début des années 30

Logo Universal Pictures de 1936 à 47

Les studios Universal Pictures, dans la passe de Cahuenga. En bas, on remarque l’entrée sur Lankershim Boulevard. La Los Angeles River coule le long du rang d’arbustes sur la gauche

La fabrication de monstres

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La revue « Voilà », créée par Gaston Gallimard et dirigée par les frères Joseph et Georges Kessel

Un dossier intitulé « La cinquième race » est publié dans la revue hebdomadaire Voilà durant l’été 1931 (n° 9 à 18). Dans l’un de ces articles, l’auteur, Jean Masson (qui sera plus tard rédacteur en chef à Radio-Luxembourg entre 1936 et 1939), assurait qu’on fabriquait encore des monstres aux environs de Budapest selon les lois de l’offre et de la demande. En témoignait la photographie d’un « homme-lion » qui devait soi-disant son apparence à des extraits de glandes de mouton d’Australie qui lui auraient été greffés.
L’hypertrichose (on parle selon les cas d’« homme-lion », d’« homme-loup » ou encore d’« homme-chien ») est une maladie rare, à l’origine selon certains du mythe du loup-garou. Autrefois, de nombreux princes régnants cherchaient à s’en attacher. L’archiduc Ferdinand II (1529-1595), régent du Tyrol, tenta même d’en produire en accouplant une jeune fille velue à un célèbre « homme-chien » nommé Horace Gonzales. Il naquit de cette union deux enfants couverts de poils courts et noirs dont les portraits ornent les « chambres des arts et des merveilles » du château d’Ambras (résidence d’été), près d’Innsbruck.

La radioactivité

Avec la découverte des rayons X par Wilhem Röntgen en 1895 et de la radioactivité par Henri Becquerel en 1896 (confirmé par Pierre et Marie Curie avec leurs travaux sur le radium en 1898), les rayonnements ionisants trouvent des applications dans les domaines les plus variés, des affections articulaires aux dépressions nerveuses (traitées par irradiation des ovaires !), et, durant les années 1920-1930, on trouve en accès libre des eaux minérales étiquetées « radioactives », des crèmes de beauté à base de radium ou de thorium aux vertus régénératrices ou encore un traitement des teignes par les « rayons Röntgen ».
William Herbert Rollins, un dentiste de Boston, informe dès 1902 des risques tératologiques concernant l’utilisation des rayons X sur les femmes enceintes, mais ses mises en garde sont restées ignorées. Ce n’est qu’en 1927-1928, avec les travaux de Hermann Joseph Muller sur la mutation de la mouche du vinaigre, que les effets mutagènes des irradiations par rayons X sont mis en avant. Il faut attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale pour que cette découverte soit récompensée d’un prix Nobel de médecine.

La société théosophique

Créée à New York en 1875 par la charismatique Helena Petrovna Blavatsky (1831-1891), la Société Théosophique a pour objectif de diffuser la doctrine élaborée par sa fondatrice et se révèle encore très active dans les années trente. Annie Besant, l’une des autres figures du mouvement, s’est éteinte en 1933, à Madras.

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La photo la plus célèbre de Helena Petrovna Blavatsky, fondatrice de la Société théosophique

La Société Théosophique s’appuie à la fois sur les enseignements des Rose-Croix et de la philosophie occulte de la Renaissance, de la mystique indienne et des religions orientales. Dans son célèbre ouvrage La Doctrine secrète (1888), HPB développe sa théorie des Grandes Races. Selon celle-ci, cinq Grandes Races ou Races-Mères se sont succédées sur la Terre depuis la création du monde, la Troisième Grande Race étant celle des Lémures, la Quatrième celle des Atlantes, la Cinquième, la race Aryenne (indo-européenne). La Sixième Grande Race commencera à apparaître après une série de cataclysmes (certains pourraient y voir l’augure des prochaines catastrophes atomiques), et empiétera sur la Cinquième durant un long laps de temps. À propos de cette « Race à venir », HPB se contente de fournir quelques brefs indices : « Tout ce que nous savons, c’est que son existence [la Sixième Grande Race] commencera silencieusement, si silencieusement en vérité que pendant des milliers d’années ses pionniers – les enfants d’un genre particulier – seront considérés comme d’anormaux lusus naturæ, comme d’anormales étrangetés, physiquement et mentalement. »
En 1909, Charles W. Leadbeater, membre éminent de la Société Théosophique, croit déceler dans un jeune garçon de 14 ans, issu d’une famille brahmine et nommé Jiddu Krishnamurti (en hommage à Krishna, huitième avatar de Vishnou dans la religion hindouiste), le futur « Instructeur du Monde », le « lord Maitreya » que tous les théosophes attendaient. Afin de préparer l’enfant à son destin messianique, la Société met alors en place un ordre spécifique (l’Ordre de l’Étoile d’Orient), et le nom d’« Alcyone » lui est attribué. Contre toute attente, déclarant que la vérité était « un pays sans chemin » dont l’accès ne passe par aucune religion, aucune philosophie ni aucune secte établie, le jeune homme, alors qu’il a 34 ans (1929), prononce avec fracas la dissolution de l’organisation qui s’était constituée autour de lui et s’écarte définitivement de la Société Théosophique. De cette situation, il va s’en suivre au sein de la société de d’irréparables scissions, une désaffection de nombreux disciples et des attaques personnelles vis-à-vis de Leadbeater.

Le début du « Projet Manhattan »

Huit mois après la date où se déroule l’intrigue, les physiciens Leó Szilárd, Edward Teller et Eugène Wigner, convaincus que l’énergie libérée par la fission nucléaire peut être utilisée dans des bombes par l’Allemagne nazie, persuadent Albert Einstein d’avertir de ce danger le président des États-Unis, dans une lettre datée du 2 août 1939. En raison de l’invasion de la Pologne par l’armée allemande, la lettre n’est remise à Franklin Roosevelt que le 10 octobre. Après avoir pris connaissance du contenu de la lettre, ce dernier autorise la création du Advisory Committee on Uranium, dont les membres se réunissent pour la première fois le 21 octobre. Cette date marque le début de ce qui deviendra le « Projet Manhattan », dont l’objectif sera la fabrication de la première bombe atomique.
D’autre part, dès 1931 est créé sur le campus de Berkeley (San Francisco), le Radiation Laboratory dont l’activité principale est la création, grâce au cyclotron (accélérateur de particules circulaire) de nouveaux radioéléments par bombardement d’un élément avec des noyaux de deutérium (deutérons) ou des neutrons. C’est là que sera produit pour la première fois en 1940 du neptunium et du plutonium 238.

Raymond Chandler

Non loin du 625 West Fourth Street
En décembre 1938, Chandler et sa femme habitait dans un appartement du 625 West Fourth Street (au fond sur la photo)

En décembre 1938, Raymond Chandler a cinquante ans et a laissé derrière lui une carrière en entreprise qui s’est terminée en eau de boudin. Alors qu’il n’a jusqu’alors publié que des nouvelles policières dans la revue Black Mask, Chandler va bientôt voir son premier roman, Le Grand Sommeil, paraître le 6 février chez Alfred A. Knopf, à New York (l’ouvrage sortira à Londres chez Hamish Hamilton dès le mois suivant). Il habite avec son épouse Cissy, de dix-huit années plus âgée que lui, un logement modeste au 625 West Fourth Street, Palm Terrace Apartments, à Bunker Hill.

Tod Browning

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Tod Browning au milieu de ses drôles d’acteurs, durant le tournage de « Freaks » dans les studios de la Metro-Goldwyn-Mayer (MGM)

Tod Browning (58 ans), réalisateur à la MGM, a tourné six ans auparavant (1932) le film Freaks, qui lui a valu d’être très contesté au sein des studios. Après ce long-métrage, les projets se sont faits rares, même si Browning est sur le point de démarrer le tournage, à partir du 20 mai 1939 (jusqu’au 20 juin = 297 000 $), de Miracles for Sale, son ultime œuvre qui sortira sur les écrans au mois d’août. Browning habite avec son épouse Alice au 808 North Rodeo Drive (Beverly Hills) dans une impressionnante maison style Tudor, sur un carré de terrain face au Beverly Hills Hotel.

 Autres repères cinématographiques

— le « Code Hays » ou « Motion Picture Production Code », établi en mars 1930, est appliqué de manière rigoureuse à partir de 1934 (jusqu’en 1966) ;
— le film Freaks a été tourné du 9 novembre au 16 décembre 1931. À l’issue d’une pré-projection, 25 minutes de métrage sont coupées avant l’avant-première au Fox Criterion de Los Angeles, le 20 février 1932. C’est un échec, de même qu’à Chicago et à New York, où le film est projeté au mois de juillet. Par contre, il remporte un vif succès à Cincinnati, Minneapolis, Buffalo, Boston, Cleveland, Houston, Saint-Paul et Omaha. Interdit en Angleterre pendant trente ans ;
— les producteurs de Island of Lost Souls (adaptation de l’Île du Docteur Moreau de H. G. Wells par la Paramount en 1933) ont invité sur le plateau Julian Huxley, le célèbre biologiste britannique et théoricien de l’eugénisme, pour obtenir son approbation scientifique concernant le scénario ;
— Richard Thorpe est engagé comme réalisateur du Magicien d’Oz le 17 septembre 1938. Le tournage débute trois semaines après dans les studios de la Metro-Goldwyn-Mayer et s’achève le 16 mars 1939. À noter que Lyman Frank Baum (1856-1919), l’auteur du célèbre livre pour enfants dont est tiré le film, était un théosophe. Il a adhéré à la Société Théosophique le 4 septembre 1892, soit huit ans avant la sortie de l’ouvrage. Selon certains, il serait possible de faire de celui-ci une lecture allégorique ;
— le tournage du Fils de Frankenstein, avec Bela Lugosi, Boris Karloff et Basil Rathbone, démarre dans les studios Universal le 9 novembre 1938 et se termine peu avant le 29 décembre, jour où Rathbone doit commencer le Chien des Baskerville pour la Twentieth Century Fox. Le Fils de Frankenstein sort sur les écrans le 13 janvier 1939. Son succès marque le début de la mise en chantier de nouveaux films fantastiques par les majors hollywoodiens entre 1939 et 1946.

 

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