Il y a un grand nombre d’années, lors d’une interview sur un plateau télé, Jean-Luc Godard expliquait que, jusqu’à l’heure de ses vingt ans, tout individu, homme ou femme, ne fait que « remplir son panier » (c’était son expression) : les films et les livres qui le marquent, les musiques qui l’enivrent, les toiles dans lesquelles il plonge avec frénésie son regard, tout cela reste à jamais en lui. Par la suite, c’est en piochant à l’intérieur de ce « panier » que, s’il devient créateur, cet individu composera chacune de ses œuvres. Film, roman, tableau, partition musicale, peu importe, tout ce qu’il fabriquera sera imprégné de ce qui l’a autrefois nourri. Manière de dire que les œuvres que nous avons aimées restent présentes en nous, tels des fantômes.

En ce qui me concerne, adolescent, j’ai toujours été fasciné par l’ésotérisme et l’occultisme, la question d’une supposée vie après la mort. Je ne crois pas en Dieu — je me définirais comme athée option « ouvert à tout » —, mais je suis émerveillé par la façon dont les philosophes versés dans ce qu’on appelle les « sciences hermétiques » ont tenté de répondre à nos interrogations angoissées. De Platon jusqu’à l’orientalisme d’un René Guénon au xxe siècle, en passant par les néoplatoniciens, les alchimistes, les rose-croix, les occultistes français, la littérature ésotérique est foisonnante. Baudelaire, Hugo et tant d’autres ne peuvent se lire sans mettre le nez dans les œuvres d’Eliphas Levi ; Huysmans, et plus généralement les symbolistes français, ne peuvent être compris sans se référer à Papus, Stanislas de Guaïta, le sâr Péladan. Ce qui est le plus étonnant, quand on prend la peine de lire ces auteurs, c’est la flamboyance de leur plume. Les ouvrages de Stanislas de Guaïta, par exemple, sont des opéras étourdissants. Historiquement, dans le domaine des sciences dites « occultes », les années trente sont marquées par le spiritisme et la métapsychique, qui vivent là leurs dernières années glorieuses et ont élaboré un vocabulaire et un cérémonial riches d’un fort pouvoir poétique. D’un point de vue littéraire, les séances de tables tournantes ou de matérialisation sont extrêmement intéressantes. Peut-être parce qu’elles constituent une métaphore de la littérature : créer des êtres de fiction, invoquer les esprits.

En littérature, j’ai d’abord surtout fréquenté les romantiques allemands. Quand j’avais vingt ans, je me rêvais frère de Théophile Gautier, Gérard de Nerval et Pétrus Borel, et comme eux, autant par amour que par mimétisme, je vénérais E. T. A. Hoffmann (ses Fantaisies à la manière de Callot, ses Élixirs du diable), Ludwig Tieck, Adalbert von Chamisso, etc. Entre parenthèses, Gautier est un auteur qu’on ne lit plus trop aujourd’hui, mais je me rappelle que je l’avais véritablement pris comme modèle. Ma première nouvelle fut écrite à la manière de La Cafetière, le premier texte de Théophile, qui date de 1830, lorsque lui-même avait vingt ans. La lecture des romans victoriens est venue plus tard, avec Le Portrait de Dorian Gray. Et bizarrement, ce qui a déclenché chez moi un nouvel appétit de lecture pour les romans victoriens, en particulier pour les « Sherlock Holmes », ce sont trois pastiches écrits par deux auteurs français : Le Testament de sable et Le Chanteur d’âme de Jean Claude Bologne, et Le Crime étrange de Mr Hyde de Jean-Pierre Naugrette. En les lisant, je me suis rendu compte qu’on pouvait jouer avec la littérature populaire d’une façon ludique et extraordinairement intelligente. Mieux, que la littérature d’évasion, centrée sur l’imaginaire, était une littérature noble, exigeante et qui touchait au cœur même de la relation lecteur/auteur.
Dans la même rubrique, lire également :
♦ Croquis et carnets de travail
♦ Les « untold stories »
♦ Portraits-robots d’Andrew Singleton et James Trelawney
♦ Chronologie des enquêtes
♦ Dictionnaire des personnages